Scroll Top

L’IA, le citoyen et l’hôpital

Interview 

L’IA
Le citoyen
Et l’hôpital

Si l’IA fascine autant, c’est qu’il est difficile de la définir avec exactitude, ce qui laisse le champ libre à tous les fantasmes

Article issu d’un entretien
réalisé par Joëlle Hayek
Hospitalia #45 -Mai 2019

Co-animateur du Club Digital Santé, un Think Tank visant à démocratiser l’information et à favoriser les échanges pour soutenir le développement du digital en santé, Chanfi Maoulida a également créé HôpitalWeb2.0, un projet de veille collaboratif permettant de mieux comprendre les enjeux de la transformation numérique à l’hôpital. Il occupe le poste d’expert numérique à la Direction des Systèmes d’Information et du Numérique au sein du Service de Santé des Armées. Il se penche, pour Hospitalia, sur l’état des lieux et les perspectives de l’intelligence artificielle (IA).

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux technologies IA ?

Chanfi Maoulida : Cela fait plusieurs années que je cherche à accompagner de manière pédagogique les évolutions en cours pour contribuer à la construction de l’hôpital de demain. Or l’intelligence artificielle représente ici une perspective particulièrement prometteuse, eu égard aux nombreux espoirs qu’elle suscite. Je me suis toutefois rapidement heurté à un écueil : si l’IA fascine autant, c’est qu’il est difficile de la définir avec exactitude, ce qui laisse le champ libre à tous les fantasmes : on peut lui prêter toutes les intentions, y compris les plus mauvaises. Ce qui est en revanche certain, c’est que cette technologie de rupture arrive à grande vitesse, qu’elle va bousculer l’ordre établi dans l’hôpital et bouleverser les usages des professionnels de santé et des patients. J’ai alors souhaité m’inscrire dans une approche pragmatique, en identifiant les applications ayant dès à présent un impact concret sur le quotidien des établissements de santé.

C’est là qu’est apparu le deuxième écueil.

En effet, les machines apprenantes ont besoin d’un carburant : des données dignes de ce nom, c’est-à-dire qualifiées et structurées. Or nous sommes loin du compte : non seulement les données de santé sont aujourd’hui recueillies de manière quelque peu artisanale, mais elles sont surtout dispersées entre une multitude d’acteurs – la CNAM, les établissements de santé, les médecins de ville, les chercheurs, les acteurs publics et privés, voire les patients eux-mêmes avec les objets connectés. On peut parler de donnée « globalisée ». D’ailleurs les établissements de santé ont longtemps considéré que les données de santé leur appartenaient, avant que le RGPD ne vienne repositionner l’usager à sa juste place. La transformation ne sera donc effective que si la majorité des acteurs y adhère. Or l’acceptabilité du changement passe par l’information et l’acculturation, en d’autres termes la pédagogie. .C’est là tout l’objectif du Club Digital Santé et d’HôpitalWeb2.0.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux technologies IA ?

Il ne s’agit en effet plus d’une simple vue de l’esprit, du moins dans certaines spécialités. L’imagerie médicale est par exemple en première ligne pour le développement de l’intelligence artificielle. En 2018, la FDA a autorisé le premier dispositif médical utilisant l’IA pour le dépistage de la rétinopathie diabétique. De plus en plus de structures testent pour leur part l’utilisation de l’IA en support des fonctions de soins. Ainsi le CHU de Nantes cherche à développer un logiciel capable d’effectuer des propositions automatiques pour le codage du PMSI ; il projette également d’utiliser l’IA pour optimiser les interventions préventives et curatives sur ses locaux et équipements. L’hôpital Necker (AP-HP) a commencé à travailler sur une machine apprenante – équivalente au Watson d’IBM – pour améliorer le suivi des patients atteints d’insuffisance rénale chronique. L’école d’ingénieurs IMT Mines Albi-Carmaux a mis au point un logiciel intelligent de pilotage des flux patients en temps réel. Sans oublier l’appel à manifestation d’intérêt sur l’hôpital numérique du futur, lancé en 2017 par le CHU de Nantes et l’AP-HP, au sein duquel les projets IA occupent une place de choix !

Quels usages semblent aujourd’hui prévaloir ?

Trois grandes applications de l’IA sont aujourd’hui privilégiées au sein des hôpitaux : améliorer la prise en charge et le suivi des patients, accélérer la gestion des transferts et des flux hospitaliers, et contribuer à la détection précoce de certains symptômes. Mais la présence de ces technologies à l’hôpital reste discrète. Les vraies questions se poseront le jour où elles y occuperont une place majoritaire. Nous changerons alors d’échelle, puisque les enjeux dépasseront le seul cadre technologique. Un système capable d’anticiper les problèmes de santé d’un patient laisse songeur… Mais ne risque-t-il pas de favoriser une médecine à deux vitesses, eu égard à la fracture numérique ? Quelle serait alors la place des médecins ? Comment former les prochaines générations pour que l’IA demeure un outil au service de l’humain, et que leur humanité soit perçue comme une valeur ajoutée ?

Quelles pistes préconisez-vous ?

Il faudrait une réelle gouvernance de l’IA, pour dépasser l’actuelle vision technique et considérer ces technologies comme un projet de société – ce qu’elles sont assurément. Ce qui n’est pas sans soulever un certain nombre de questions politique, juridique et éthique : quel sera le rôle de l’IA pour la gestion de la santé des citoyens et surtout, qu’est-ce qui est acceptable ? Disposer d’une gouvernance unifiée permettra également d’élaborer une vision stratégique afin de mieux anticiper les impacts de l’IA sur l’organisation de l’hôpital, sur les métiers de santé, voire sur la chaîne de soins dans son ensemble. Il faudrait, pour cela, favoriser une réflexion collective, pour que l’Humain puisse se situer par rapport aux machines apprenantes et qu’il trouve un sens aux évolutions à venir. Ces technologies représentent une opportunité formidable pour renforcer le système de santé et mieux relever les enjeux de santé publique. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle !

Il faudrait une réelle gouvernance de l’i.a., pour dépasser l’actuelle vision technique et considérer ces technologies comme un projet de société – ce qu’elles sont assurément

Comment cela ?

D’après le rapport «The State of Ai» (l’état de l’IA) de 2019 du cabinet d’investissement londonienne MMC Ventures, sur 2830 Start-ups européennes d’intelligence artificielle sondées, seules 1 580, soit 60%, disposaient de preuves de l’existence de l’IA dans leurs propositions ou activités. L’IA est aujourd’hui devenue une sorte de mot-label pour attirer les investisseurs. Il est donc d’autant plus nécessaire de créer un organisme ou une structure publique/privée, capable de prendre du recul pour identifier les projets qui illustrent véritablement le changement et évaluer leur valeur ajoutée réelle. La transformation sera dès lors plus lisible et permettra à chacun, professionnels de santé comme patients, de mieux se positionner. D’où la nécessité d’anticiper dès à présent l’effet de seuil évoqué précédemment, en intéressant le citoyen à une évolution qui le concerne en premier lieu, et qui sera structurante pour la société qu’il contribuera à construire.

Aller au contenu principal